Bonus - Une rencontre inoubliable : Édouard Berck


Édouard Berck.

Mes rencontres avec Édouard Berck.

Première rencontre

Ma première rencontre avec Édouard Berck date de 1990.
Cette année là, ma collection sur le 1f50 Bersier n'en était qu'à ses débuts, et j'étais à la recherche de l'épreuve de luxe de ce timbre.

À cette époque, il n'y avait pas encore d'Internet, et les moyens de trouver ce que l'on cherchait n'étaient pas nombreux. Lors d'un passage à Paris, j'avais visité tous les négociants de la rue Drouot, mais la réponse était toujours la même : "Ha, non, je n'ai pas ça en stock, vous aurez du mal à la trouver !". Un de ces négociants me conseilla tout de même de m'adresser à Édouard Berck en ajoutant : "Je ne vois que lui pour avoir ça...".

Suivant son conseil, je me retrouvai, quelques jours plus tard, devant la vitrine du magasin d'E. Berck au 6, place de la Madeleine.


La façade du magasin.

Je dois avouer que j'étais plutôt impressionné ! On était Place de la Madeleine, et le magasin faisait très cossu. Il semblait plus fait pour recevoir de riches collectionneurs, qu'un débutant à la recherche d"une pièce, certes difficile à trouver, mais néanmoins modeste.
Je poussai la porte pour me retrouver à l'intérieur du magasin, façe à deux vendeuses dont le style correspondait tout à fait à celui du lieu.


L'intérieur du magasin au rez-de-chaussée.

Une fois annoncé la pièce recherchée, l'une des dames me dit "Une petite minute s'il vous plaît !" et se dirige vers un téléphone. Quelques secondes plus tard, elle me dit : "Vous pouvez monter, M. Berck va vous recevoir" en me désignant, derrière le comptoir, un petit escalier en colimaçon.
En montant cet escalier, j'eus autant l'impression de monter à la quête du Graal, que de me jetter dans la gueule du loup !

En haut de l'escalier, on pénétrait dans une grande salle sombre. A gauche, on voyait sur tous les murs des armoires, der tiroirs, des classeurs, qui devaient recéler des pièces plus extraordinaires les unes que les autres. A droite il y avait un grand bureau.


Le salon du 1er étage.

Au bout de quelques secondes qui me parurent durer des heures, je le vis entrer, une feuille d'album à la main. "Bonjour", me dit-il, "est-ce là que vous cherchez ?". Et il me tendit la page d'album au centre de laquelle se trouvait l'épreuve de luxe recherchée.
Mais pas que ! Dans le coin de la page, avait été rajoutée, dans une pochette, une petite épreuve du timbre en noir, signée par Jules Piel.

Je vous laisse imaginer mon trouble. Jamais je n'avais vu une pareille pièce, et, à l'époque, je n'imaginais même pas que ça pouvait exister!

En essayant de ne pas trop révéler mon état de surprise, je lui répondis que, oui, c'était bien ce que je cherchais. "Bien", me répondit-il "et est-ce que vous savez combien ça vaut ?". Pour l'avoir lu dans des catalogues, je hasardai "oui, 200 francs ?" (Hé oui, en 1990 on parlait encore en francs). "Non, ça vaut 300 francs !" (46 €). Vu la difficulté que j'avais eu pour trouver cette épreuve, je lui donnai mon accord, et lui demandai en montrant la petite épreuve en noir : "Et ça, qu'est-ce que c'est ?"

26 ans plus tard, il me semble encore entendra sa réponse : "Ca ? c'est une petite épreuve faite par l'artiste. Tenez, donnez-moi 1000 francs (150 €), et vous emportez la page...". Mais j'étais jeune, pas très riche, et je n'avais pas (pas encore) l'habitude d'acheter des pièces philatéliques de ce prix. Je déclinai donc son offre, et repartis avec mon épreuve de luxe. Fin de la première rencontre !


Deuxième rencontre

Mais on n'est pas collectionneur pour rien ! L'image de cette petite épreuve en noir était restée gravée dans ma mémoire, et s'était mise à me tourmenter. Comme j'imaginai qu'elle était peut-être unique, je me mis à regretter de ne pas l'avoir achetée. Plus le temps passait, et plus je me disais "Il me la faut !"

Et, tout naturellement, dès que j'eu l'occasion de revenir à Paris, je me précipitai 6 place de la Madeleine pour l'acheter.
Entrée dans le magasin, coup de téléphone, escalier en colimaçon, et me revoilà devant Édouard Berck. Je lui explique le but de ma visite. Il sort la page d'album où ne figurait plus que la petite épreuve et me dit "C'est 3000 francs !" (457 €).
Je crus un instant que le bâtiment venait de s'écrouler sur moi ! Déjà, pour me décider à débourser 1000 francs, il m'avait fallu du temps, mais 3000 francs !
En le regardant je me mis à bredouiller : "Mais...mais... vous m'aviez dit la dernière fois 1000 francs pour la page complète !" Et là, il me fit une réponse d'une logique implacable "Hé bien, il fallait l'acheter ce jour là ! Vous avez raté une affaire."

Dépité mais trop tenté, je déboursai les 3000 francs, et repartis avec la petite épreuve.


Troisième rencontre

Cette deuxième rencontra m'avait laissé un goût amer, et je décidai "de me refaire" comme disent les joueurs qui ont trop perdu.
Lors de cette deuxième rencontre, Édouard Berck m'avait montré quelques pièces conçernant les timbres au type Bersier et, notament, une épreuve de luxe collective comprenant la reproduction des 6 timbres de ce type. Dans la conversation, il avait encore été question de 3000 francs pour cette épreuve, mais sans que l'on ne s'étende sur le sujet.

C'est donc avec cette pièce plutôt rare que je me mis en tête de faire, cette fois, pencher la balance en ma faveur.
Nouveau déplacement à Paris, métro, magasin, téléphone, escalier, je connaissais maintenant bien le protocole. Me croyant plus rusé que le négociant, je tentai dès que je fus devant lui : "Vous m'aviez proposé, lors de ma dernière visite, une épreuve collective à 1000 francs... Je suis venu pour l'acheter.". Il me regarda surpris, "1000 francs ? Ha, non, ça vaut 3000 francs !" Je commençai à penser que ma ruse n'avait pas réussi lorsque je l'entendis me dire "Je vous la joue à pile ou face, si vous gagnez, vous la payez 1000 francs, si je gagne c'est 3000 !". Et en sortant de sa poche une pièce de vingt dollars en or, il ajouta : "D'accord ?". Evidemment, ce fut lui qui gagna et j'en fus, une fois encore, pour 3000 francs. Avait-il triché ? Je ne je saurai jamais...

Sans doute amusé par ce qui venait de se passer, il se fit très amical. Nous avons, ce soir là, beaucoup bavardé. Il m'expliqua sa vie, me fit voir de belles pièces, et me fit cadeau de deux de ses anciens catalogues dont sa superbe "Symphonie Philatélique", une très belle vente de 1970.

Ce moment reste l'un de mes meilleurs souvenirs philatéliques.


Épilogue

Je ne suis plus jamais retourné chez Édouard Berck, ça m'avait coûté trop cher. D'ailleurs, avec le recul, j'ai tout payé trop cher !
A l'époque, un négociant dont je tairai le nom, m'avais dit alors que je lui parlai de mes achats : "Édouard Berck est un négociant très sérieux et un très grand expert, mais depuis l'arrivée des nouveaux-francs, il a perdu toute notion des prix !". C'était sans doute un peu vrai.

Aujourd'hui, l'épreuve de luxe payée l'équivalent de 46 €, se trouve facilement autour de 20 €. Quant à la petite épreuve en noir payée 457 € qui, bien que rare, n'est pas, comme je le croyais à l'époque, unique, peut se trouver aux alentours de 200 €.
Seule l'épreuve collective achetée 457 € serait à peu près au prix correct... si l'on ne prend pas en compte l'inflation, bien entendu.


Un peu plus sur Édouard Berck

Vous l'aurez compris à la lecture de ce qui précède, Édouard Berck était ce que l'on appelle "un personnage".

Il s'appelait en réalité Édouard Onnik Beurekdjian.
Il est né le 13 avril 1915 à Constantinople, en Turquie.
Dans la fin des années 30, sans doute après le décès de son père, il émigre en France avec sa mère et s'installe à Paris, au 16 de la rue Vivienne.
En juillet 1939, il épouse une jeune vendeuse parisienne. Il est alors garçon boucher. Un peu plus tard il est naturalisé français par décret du 9 novembre 1939. Dès le mois de décembre ils demandent la modification de leur nom en celui de BERCK.


J.O. du 6 décembre 1939.( Source retronews.fr )

Ce changement ne fut pas accepté, mais il utilisera néanmoins, à partir de cette époque, le pseudonyme d'Édouard Berck, pour tout ce qui conçerne son négoce.
En 1941, instalé au 6 de la rue du 4 septembre, tout près du magasin d'Henri Thiaude, il entame une carrière de négociant en philatélie.


"L'Oeuvre" du 25 avril 1941( Source retronews.fr ).

Le 6 juin 1941, le régime de Vichy lui retire, comme à des milliers d'autres étrangers, la nationalité française, mais la lui rend par décret du 29 décembre de la même année.
En 1943, il est installé au 6 de la place de la Madeleine, il y édite son premier "prix courant".

En novembre 1946, Édouard Berck présente une nouvelle fois une requête au garde des sceaux à l'effet de substituer à leur nom patronymique celui de Berck.
Le mois suivant, il s'associe avec Henry Aprahmian, et crée la "Société des Éditions Édouard Berck", un fond de commerce d'imprimerie situé au 33 rue du Champ de Mars, dans le 7ème arrondissement de Paris.


Publicité en 1947.

Cette société, dont il est le gérant, a pour but la réalisation et l'édition de tous livres, catalogues, albums, revues et périodiques.

En juillet 1948, le préfet de la Seine, sur la proposition du "Comité régional interprofessionnel d'épuration dans les entreprises", lui affige (comme à plusieurs autres négociants dont Henri Thiaude ou Jean Silombra), un blâme, avec affichage dans son magasin, sur le motif : "A favorisé les desseins de l'ennemi en diffusant les vignettes de la L.V.F.", avec transmission du dossier au "Comité de confiscation des profits illicites". A l'époque, on ne plaisantait pas !

Mais Édouard Berck n'était pas qu'un négociant, il était bien entendu expert, mais également artiste et éditeur d'art. Il avait décoré lui-même certaines pages d'albums de sa collection de bien belle façon. Il éditait régulièrement des catalogues, des prix courants, de toute beauté et ses albums étaient réputés.


"Paris Midi" du 24 févriér 1944.( Source retronews.fr )

"Journal de la Drôme" du 30 mars 1944.( Source retronews.fr )

Il avait cette façon de parler, un peu "vieille France", que je ne me lassais pas d'écouter ou de lire au fil des pages de ses catalogues. Par exemple lors qu'il parlait de son Album de France : "Nous le jugeons de bon goût, d'une composition unique.". Ou lorsqu'il présente son catalogue Complet : "Ni menu, ni replet, voici COMPLET". Ou encore lorsqu'il fait parler les timbres : "Avec une bonne charnière je respire, avec la plus transparente des pochettes, j'étouffe.".

Mais, comme souvent chez les personnages, Édouard Berck était un tantinet mégalo. Tout au moins en ce qui conçernait la philatélie.

Premier exemple : là ou tous les négociants se contentaient de décrire la qualité des timbres de B (Beau) à Sup (Superbe), Édouard Berck y avait ajouté deux catégories au dessus de Superbe : QB (Qualité Berck) et BE (Berck Exceptionnel) !

Autre exemple, que dire de cette imitation du "burelé" dans laquelle Édouard Berck avait intégré ses coordonnées. Il avait même poussé le luxe à faire, pour cette vignette, deux types différents ainsi que des non dentelés et des épreuves de luxe !

Mais au fond, ne doit-on pas pardonner à un artiste d'être parfois un peu "cabotin" ?


Édouard Berck, un grand de la philatélie.

En octobre 1945, à l'occasion de l'exposition "la France d'outre mer dans la guerre" le ministère des colonies avait ouvert un concours de "vitrines et étalages ouverts", sur le thème de l'exposition. Devinez qui remporta le premier grand prix ? Ce fut bien entendu Édouard Berck !


"Clartés" du 2 novembre 1945( Source retronews.fr ).>

Le 25 août 1948, le journal parisien "Ce Soir", publie sous le titre "Un boucher devenu philatéliste", un article assez édifiant qui évoque, mais sans le nommer, les débuts philatéliques d'Édouard Berck :

Le boucher devenu philatéliste.

Mais il y a mieux. M. B... était, avant 1939, employé aux abatoirs de la Villette et philatéliste amateur. Il fréquentait, lui aussi, le Carré Marigny, trafiquant peu ou prou et gagnant, certains jeudis, de substanciels bénéfices.
Il se décida, un jour, à abandonner la viande au profit du papier dentelé. Il est devenu aujourd'hui un des plus gros négociants français et sa boutique luxueuse orne l'une des plus belle place de Paris. Sa raison sociale porte comiquement : "B..., expert". (Aucune référence particulière n'est exigée en philatélie pour se parer de ce titre). Les marchands, ses collègues, en firent quelque temps des gorges chaudes. Aujourd'hui ils le considèrent comme un des leurs. "Ce soir" du 25 août 1948. ( Source retronews.fr )

En effet, en quelques années, le garçon boucher était devenu l'un des grands de la philatélie.


Carte de visite d'Édouard Berck.

On le voit ici, pendant une scéance de délibération du jury du championnat international de vitesse postale, en compagnie, entre autres, de Roger North et de Lucien Berthelot, président de la fédération des sociétés philatéliques françaises.


"Paris Presse" du 3 août 1948 ( Source retronews.fr ).

Ou avec madame Berck et Maurice Chevalier, à un déjeuner de presse chez Maxim's.

Ou encore, avec le prince Rainier III de Monaco, en train d'admirer le nouvel album des timbres de Monaco édité par la maison Berck.

En 1966, il est membre de la "Chambre nationale des négociants en Timbres Poste".

Le 9 février 1967, Mr Jacques Marette, ministre des PTT, remet à Édouard Berck la médaille de Chevalier de l'Ordre National du Mérite (Expert en philatélie; 27 années d'activité professionnelle et de services militaires).
En 1977, il est nommé Officier du même Ordre National du Mérite (Expert en philatélie, éditeur).


Édouard Berck poête.

LE TIMBRE-POSTE

J'ai des impressions tout en nuaces : j'ai,
Le seul de ma série, atteint la réussite
Et l'annonce de mes émissions sucite
L'enthousiasme au point que j'en suis surchargé.

Semeuse à chifre maigre ou Sthendal buen margé
J'échange avec la loupe un regard explicite :
Sous les vives couleurs d'un blason ou d'un site,
Si j'ai pris du cachet c'est que j'ai voyagé.

Me manque-t-il des dents ? Je suis fidèle aux Postes.
Les figures que je produit sont des ripostes
Et je sers mon pays tant sur place qu'au loin.

J'ai cent ans : on me monte à présent sans charnières...
Muet ambassadeur qu'on collait dans un coin.
Chacun m'aura tiré la langue à sa manière. "Paris a deux mille ans" Les cahiers d'Art et d'Amitié de 1949 (année centenaire du Timbre-Poste français).


Le Saviez-vous ?

En 1969, dans le film "Le Clan des Siciliens", c'est Édouard Berck qui avait fourni à la réalisation les albums de timbres que feuillette Jean Gabin dans une scène du film.

Il en était très fier, et considérait que la réplique de Jean Gabin "Une bonne façon de placer son fric !" était la plus belle réplique du film !

Pour info, les timbres présentés dans le film étaient authentiques et estimés à plus de 5 millions de francs de l'époque !


E. Berck et l'Unesco.

On le sait peu, mais Édouard Berck a été le délégué philatélique de l'Unesco au moment de l'inauguration de son siège de Paris le 1er novembre 1958.


"Paris Presse" du 1er novembre 1958 ( Source retronews.fr ).

De ce fait, il a été le créateur et l'éditeur de nombreux documents philatélique consacrés à cette institution.


Une des cartes éditées par Édouard Berck pour l'Unesco.


In Memoriam.

Édouard Berck s'est éteint à Paris le 16 juillet 1996.


Philatélie Berck

Aujourd'hui, la philatélie "façon Berck" se perpétue au 23 de la rue Drouot où s'est installée sa fille Elysabeth.


Le magasin d'Elysabeth Berck.


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